« Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit... »

… Le premier mot que Dieu adresse aux humains qu’il vient de créer est « fructifiez ! » : « Dieu les bénit et Dieu leur dit : “Fructifiez et multipliez, remplissez la terre…” » (Gn 1,28). Les traductions perdent souvent l’image essentielle du fruit en rendant ce verbe inaugural par « croissez » ou « soyez féconds », toutes formules qui ne sont pas fausses, bien sûr, mais qui laissent échapper un des concepts clés de la Bible : la fructification.

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    [Fructifier, c’est être transplanté en Dieu]. L’image de l’arbre fruitier que la terre fait pousser quand Dieu le lui demande est une matrice d’intelligibilité. Si les humains doivent porter du fruit à leur tour, c’est en regardant cet arbre qu’ils comprendront ce qui est en jeu. Avant que les arbres n’apparaissent, Dieu a créé la lumière, les eaux, la terre ; l’arbre est ainsi à la confluence de ces réalités. Surgi du sol irrigué, bénéficiant de la lumière, il peut produire du « fruit portant sa semence ». Il faut donc que l’humain aussi trouve la terre nourricière où s’implanter pour donner du fruit ; l’humain n’est pas sa propre source, pas son terroir originel. Dans cette figure de l’homme transplanté sur un humus substantiel, c’est la relation à Dieu qui est évoquée : non un Dieu extérieur qui lancerait ses créatures dans le périple de l’existence, à charge pour elles de s’en arranger comme elles peuvent, mais au contraire un Dieu qui implante l’humain en lui, qui l’alimente de sa nature nutritive. Porter du fruit pour l’homme créé, c’est donc produire ce que Dieu et lui-même ont concocté dans la mystérieuse alchimie de leur intime relation. Cela vaut pour chaque humain qui accepte d’être greffé sur Dieu, cela vaut aussi pour un groupe humain qui se laisse irriguer par la sève divine.

    On trouverait maints exemples dans la Bible de ce que nous venons d’évoquer. Les enfants sont appelés « fruits du ventre » dès lors que leur venue à l’être est rapportée à Dieu et non aux seules forces humaines (cf. Gn 30,2 ; Dt 7,13…). « Heureux est l’homme », chante le psaume premier, qui incorpore la Parole venue de Dieu : cet homme-là devient « comme un arbre planté auprès des canaux des eaux qui donne du fruit en son temps » (Ps 1,3). La Torah de Dieu devient ici terre intérieure de laquelle le fidèle s’élève et offre de sa plénitude. Dans le Nouveau Testament, il faudrait citer bien des passages : la prédication de Jean Baptiste qui appelle ses contemporains à porter « un fruit digne de leur conversion » et à ne pas être des arbres stériles que la hache devrait abattre (Mt 3,7-10) ; la magnifique image de la vigne développée par Jésus en Jean 15,1-16, où il est la vigne et nous sommes les sarments, tous alimentés par la même vie du Père, afin de produire « un fruit qui demeure » ; et que dire des Colossiens, chez qui l’Évangile porte du fruit et qui, eux-mêmes, « portent du fruit par toutes sortes d’œuvres bonnes » (Col 1,6-11) ? « Porter du fruit », c’est donc renoncer à l’emprise au dehors de soi parce qu’on a trouvé en soi une assise, une terre irriguée d’où « vient tout don parfait » (Jc 1,17) …

 

Philippe Lefebvre, « Réflexions bibliques sur l’emprise et la fructification », Études, 2020/7-8 (Juillet-Août), pages 87 à 98.